À l'issu des six rendez-vous qui se sont déroulés en 2023 et 2024, les participants du groupe de travail ont posé quelques éléments de bilan et ont pu aborder les points essentiels évoqués lors de chaque séance.

Françoise Liot a proposé un éclairage sur la question du travail artistique dans le secteur des arts visuels, à partir des éléments abordés au cours de ces six journées de recherche participative.
Par ailleurs, une réflexion sur la "professionalité" de l'artiste a été entamée et un schéma synthétique a été proposé aux participants.
Bilan provisoire de la dernière séance du groupe de travail ;
L’enquête n’est pas finie.
Rappel des objectifs
Diagnostic partagé de la situation des arts visuels.
En complément des entretiens avec les artistes et les autres acteurs de l’écosystème. Travailler les interactions entre les membres de l’écosystème + travailler la réflexivité des acteurs pour contribuer à créer un référentiel commun et éventuellement faciliter ou renforcer la mobilisation.
Un déplacement pour le chercheur se fait dès le début de la recherche : passage d’une réflexion sur l’économie de la création à une réflexion sur l’économie du travail artistique. Définition du travail : Ensemble des activités humaines organisées, coordonnées en vue de produire ce qui est utile ; activité productive d'une personne.
L’art comme acte de production ne va pas de soi. (Hannah Arendt différencie l’œuvre et le travail : le travail est une transformation de la nature pour produire des choses utiles. L’Œuvre est un cadre humanisé plus permanent, plus durable). Thèse de Pascale Riou Travail et paresse dans l’activité artistique (2018), interroge la temporalité du travail artistique. L’art a pu être vu comme une remise en question du travail comme valeur.
Éléments observés :
Sur le groupe
• Sur la démarche : groupe en constitution, émergent. Pour partie sentiment d’appartenance à un éco système. Peu d’enjeu autour du contenu artistique ? Acceptation tacite d’une pluralité de pratiques et que les enjeux sont ailleurs. Cela est peut-être dû à une transformation des valeurs et des représentations : fin d’une génération qui a connu un autre rapport à l’art, fin des grands conflits, peinture/installation par exemple, diffusion des valeurs de l’art contemporain ou illusion de notre groupe de travail fait de convaincus (Effet SODAVI ?)
• On voit apparaitre des conflictualités et des consensus (même si les conflictualités ne s’expriment pas pleinement) : conflit en interne, entre artistes et diffuseurs, sur la place des intermédiaires mais consensus sur la critique des appels à projets, de la transversalité, de l’hétéronomie de l’art. Ce qui montre l’existence d’un monde, d’un secteur capable de faire corps face à une attaque de l’autonomie de l’art. Comment faire groupe tout en entrant en lien avec d’autres mondes : celui de la santé, de l’école ou d’autres mondes (l’entreprise), comment maintenir une posture critique tout en acceptant d’entrer dans ces mondes et quelle valeur donner à cette hétéronomie ?
Sur l’action collective
• Sentiment d’impuissance à agir sur l’organisation du secteur : Ennemi mal positionné (les grands contre les petits alors que tout le monde est petit dans ce secteur). Cette représentation ne risque-t-elle pas de faire obstacle à la mobilisation ?
• Ou absence de pertinence à vouloir agir sur l’organisation du secteur qui montre que l’on ne se vit pas complétement comme un écosystème mais dans une relation directe avec un financeur public, et une volonté de trouver des solutions individuelles, éventuellement dans un cercle spécifique (celui des écoles d’art, celui des centres d’art…). Fragmentation forte et renforcée par la précarité, car c’est la précarité qui crée de la concurrence.
Sur l’économie du secteur
• Séparation des sphères publique et privée, monde façonné par l’organisation publique, la logique administrative s’impose à tous. Un pb français pas seulement pour l’art. Façonne les esprits. Empêche de trouver les solutions pragmatiques ? Les artistes en trouvent individuellement même si elles sont fragiles. Les trajectoires des artistes sont portant presque toujours hybrides. Comment réarticuler ces deux univers ? Aussi une question de représentation. Ex de la représentation des collectionneurs : personne superficielle, milieu imbuvable… Rupture idéologique et sociale. Mais en même temps décloisonnement à inventer et c’est aussi parce que ces relations existeront qu’il y aura moins d’écart.
• Quels marchés ? Peut-on s’extraire de la domination d’un marché international qui a toujours été en arrière fond de l’art contemporain ? Peut-il exister des marchés intermédiaires ? Peut-on imaginez que nous soyions tous collectionneurs ? Sans doute que le marché transforme l’art ? On ne produit pas de la même manière dans le cadre des appels à projets, ou quand un artiste entre dans une galerie, son travail se transforme mais pas forcément par cynisme mais parce qu’il est traversé par d’autres réalités.
• Beaucoup d’artistes ont un positionnement idéologique contre le marché ou en grande méfiance par rapport à lui. Mais en même temps est-ce que les artistes n’ont pas besoin des intermédiaires : l’artiste 360° qui fait tout par lui-même est-ce viable ? Quelle place pour des intermédiaires et quels intermédiaires ? Éclatement des intermédiaires, fragilité aussi pour eux et suspicion des artistes par rapport à ces intermédiaires dans un contexte où les moyens sont fragiles ? La coopération serait une réponse ?
Sur la coopération
• Quelle est sa signification ? Pour les artistes ? Pour les collectivités ? Pour les acteurs culturels ? Mot valise qui semble faire consensus (malentendu productif ?)
• Pensez en termes de solidarité, d’écosystème, de complémentarités qui enrichit l’ensemble. Dénouer les situations de concurrences créées par la rareté des ressources. Ou porter des revendications ensemble (logique de plaidoyer) mais vers qui ? Logique de concertation et de coconstruction de politique publique ? Ces éléments ne vont pas dans le même sens.
• Mais limite : peut-on créé de la solidarité sans moyens ? Le partage de la pénurie ne créé pas de la richesse. Limite aussi des revendications corporatistes dans ce secteur, les centres d’art veulent travailler avec les centres d’art, les Frac avec les frac, les écoles entre écoles, les artistes estiment avoir des revendications propres… logique d’opposition et de repli sur des logiques de sous-secteurs, renforcé sans doute par des logiques de financement (appel à projet généralisé, valorisation de l’artiste auteur…). La pénurie renforce encore ces logiques séparées où chacun espère tirer son épingle du jeu individuellement. Le temps collectif est trop prenant et incite à se recentrer sur le plus urgent et rentable.
• Risque d’une fausse coopération, d’une coopération d’opportunisme, affichage de la coopération et/ou injonction à la coopération qui peut avoir des effets pervers et surtout qui peut porter des injonctions contradictoires si on ne change pas d’autres choses (les appels à projets par exemple). Beaucoup de temps aussi passé à faire des choses pour de mauvaises raisons. Attention à ne pas construire des boites avec rien dedans, de construire des dispositifs qui ne sont que des boites vides, s’ils ne sont pas alimentés par des moyens, c’est la limite de la logique par filière appliquée aux arts visuels. Risque de créer des coquilles vides : dépense d’énergie, de moyens mais qui n’atteignent pas leur but d’un changement structurel.
Sur les politiques publiques
• Avec les années 80 développement du secteur des arts visuels qui conduit à un développement des structures et des artistes qui poursuivent leurs carrières mais on n’a pas développé de marché correspondant. Ou en tout cas pas assez pour accueillir tous les artistes : massification et aspiration à vivre de son art (différent des auteurs en littérature par exemple).
• Le rôle de l’artiste reste interrogé mais jamais très clairement comme si là aussi il allait de soi. Alors qu’il y a des attentes sous-jacentes qui s’expriment, du côté de l’œuvre au moment de la création du ministère notamment aujourd’hui du côté d’une utilité sociale et du pouvoir de transformation de l’art du côté de l’EAC, de la santé, des publics prioritaires, du territoire. Est-ce accepté et partagé par les artistes ? Parfois attentes trop fortes de ce côté (on l’a vu dans l’exercice sur les scénarios qu’on avait proposé) mais cela définit tout de même un cadre, fragile, mais peut être le seul aujourd’hui. Cela rejoint l’idée de qualifier ce que fait l’art, qu’est-ce que l’art produit comme richesse et comment faire reconnaitre cette richesse ? (imaginaire, possibilité de déplacement, de transformation)
• En tout cas, il semble qu’il y a aussi une contradiction, ou une naïveté à croire qu’il peut ne pas y avoir de sélection. Se structurer, cela passe par une sélection : le projet de loi du SNAP nécessite une sélection. Souvent la sélection ne vient pas d’une volonté de sélection mais des faibles ressources. En appeler à un statut c’est en appeler à + de sélection.
• Quels sont les objectifs d’une politique culturelle : créer et diffuser dans de bonnes conditions, être au service des artistes, des œuvres et des publics ? Est-ce qu’on oublie pas les objectifs ? L’objectif ne s’est-t-il pas déplacé vers le territoire, ses besoins, son développement ? Comment articuler ces logiques et notamment comment articuler une logique sectorielle, et une logique transversale ? Penser en filière peut-il signifier d’essayer de penser cette articulation ?
• Une logique d’ancrage territorial peut-elle avoir du sens pour les arts visuels. L’échelle territoriale peut-elle être privilégiée (attention à la fermeture) mais importance de cette réflexion dans un contexte écologique (économie de la proximité) mais aussi où il existe des compétences sur le territoire. Reconnaissance d’une valeur territoriale.
• Autre problème identifié : le manque de diffusion des artistes et de circulation des expositions, pose là aussi une question de politique publique sur la responsabilité territoriale des diffuseurs or les centres d’art sont conventionnés, possibilité d’agir sur cela. Comment développer cette responsabilité territoriale par rapport aux artistes ? Comment faire pour prolonger la vie d’un projet et lui permette d’exister plus longtemps ? Durée de vie des projets.
Questions en suspens
Pensez en termes d’ajustement : les acteurs culturels (dont les artistes font partie) ne sont ni tout à fait singulier, ni tout à fait agit par le contexte. Mais comment peuvent-ils participer à la création du monde de demain ?
Comment allier des rêves et l'espoir d’une autre réalité et un pragmatisme qui consiste à faire avec cette réalité pour trouver des moyens d’existence ?
Comment trouver des solutions individuelles et envisager un changement de l’organisation globale ?
La notion de "professionnalité" de l'artiste
📖 Lire le texte Mathey-Pierre Catherine, Bourdoncle Raymond. Autour du mot « Professionnalité ». In: Recherche & Formation, N°19, 1995, pp. 137-148.
Revenir à une réflexion sur les artistes. Qu’est ce qui fait le métier d’artiste aujourd’hui ? Est-ce que l’on peut, non pas décrire la multiplicité de l’activité mais préciser les formes de cette professionnalité et les tensions qui traversent l’activité artistique.
Pourquoi parler de professionnalité ?
Le terme de professionnalité est un néologisme qui n’existe pas en français. On parle de profession, de professionnalisme, de professionnalisation mais pas de professionnalité.
Terme employé en Italie dans les conflits du monde ouvriers (industriel). Intéressant parce qu’il marque le désir des ouvriers de définir eux même le sens et les caractéristiques de leur travail dans une période de changement et de ne pas se faire imposer de l’extérieur ce qui caractérise leur travail.
Contrairement au terme de profession ou de professionnalisme qui clôture une définition, autour de normes professionnelles, la professionnalité renvoie à un mouvement, une activité en processus, en dynamique, et donc pas une activité dans laquelle on va rentrer et qui nous préexiste mais une activité que l’on contribue à construire par son action. « La professionnalité renvoie à la personne, elle est instable, toujours en cours de construction, surgissant de l’acte même de travail » (Trépos, 1992). Elle est soumise à épreuves et toujours liée à l’histoire individuelles, sociale et professionnelle.La notion permet de se placer à côté d’une définition en termes de qualifications mais aussi de compétences1, de savoir-faire et de savoir être qui domine aujourd’hui l’analyse du travail et qui laisse penser qu’un chemin serait tout tracé et qu’il suffirait de bien se former pour être employable. Or cela ne correspond pas à la situation des artistes, plus généralement cela s’adapte mal aux métiers de la culture mais peut-être est-ce aussi un leurre pour beaucoup d’activités aujourd’hui qui sont en mouvement, qui se redéfinissent et qui se réinventent.
Le terme de professionnalité contient aussi l’idée d’identité professionnelle et pas seulement de compétences techniques. C’est une transaction avec un environnement. Transaction entre sujet, groupe et environnement professionnel.
Les enjeux à s’interroger sur cette professionnalité : comment parler de l’activité des artistes, de ce qu’ils font, de comment ils travaillent au-delà de la singularité des démarches, qu’est-ce qui les relient mais aussi quels sont les obstacles à la compréhension de ce qu’est la pratique artistique ? Très peu de travaux traitent finalement de cette pratique concrète, au-delà de travaux monographiques, ou d’un discours trop général sur l’identité d’artiste (la singularité) ou d’une définition juridique (produire une œuvre de l’esprit). Il s’agit donc d’éclairer, par cette notion, ce qui constitue l’activité artistique en s’appuyant sur les entretiens que nous avons réalisés.
1 Qualifications : acquises pour être un bon pro ; Compétences : axées sur l’individu

Comments